Le Lièvre et le lieutenant

À la poursuite du temps perdu

Éditeur : Phébus

256 pages

Extrait du livre

Les gens vous diront qu'il n'y a rien à comprendre. Aussi longuement que vous voudrez, ils parleront du football, des impôts, du beau temps, des enfants qui ne savent plus dire que des gros mots, de Pierre qui a quitté sa femme, de Paul qui a pris un coup de vieux, de Jacques avec qui, en avril encore, ils avaient joué aux boules et qui est mort la semaine dernière. Ils n'iront pas plus loin. Si vous insistez trop, ils hausseront les épaules car la vie est comme ça. Personne - surtout pas vous lorsque eux-même n'en prendraient pas le risque - ne peut se vanter de fournir la moindre explication quant à l'utilité de notre présence sur cette planète, anormalement hospitalière, dont on nous dit qu'elle tourne du côté de nulle part autour d'une étoile comme tant d'autres.

La critique du livre par François Busnel

Rêvons un peu : pour saisir au plus près l’énigme de la création littéraire, il faudrait pouvoir constituer une anthologie des premières phrases de roman. On y trouverait à coup sûr celle-ci : « Les gens vous diront qu’il n’y a rien à comprendre. » James Gressier donne ainsi le ton d’un livre gai et réjouissant. Une fable grinçante dont la morale, résolument hédoniste, prend à contre-pied l’idéologie sécuritaire des temps modernes. Percival Hochepot vient d’avoir cinquante ans. Du fin de fond de son village perdu dans le bocage, il entend bien résister à la bêtise et à l’inconséquence du monde. Ou, si vous préférez, au fatalisme. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, tout au long de cette étonnante promenade littéraire : contre la résignation dont font preuve ceux qui, aujourd’hui, se cantonnent dans le discours de la déploration, se dresse Percival Hochepot armé de son pessimisme joyeux. Ce qui caractérise notre époque, explique James Gressier, c’est la peur.

L’agitation, le divertissement : tout est bon pour ne pas aborder les questions que nous adresse la modernité. Nous allons même jusqu’à déprimer pour éviter de chercher les réponses ! Et nous reléguons la beauté et la grâce au rang d’ornements superflus. Nous leur préférons le kitsch, artistique ou érudit, celui des statuettes multicolores de monstres de paquets de lessive ou celui, plus présentable, des jeux télévisés et de la philosophie de bistrot. Lorsque la femme de Percival le quitte pour s’installer avec sa meilleure amie, que son fils l’abreuve de commentaires philosophiques à trois sous et que son meilleur ennemi meurt soudain d’un arrêt cardiaque, Hochepot décide de partir. Il quitte son village pour un de ces ailleurs où l’on se plaît à croire que le rêve est encore possible. James Gressier réussit un exceptionnel tour de force : il use de l’ironie sans jamais verser dans le confort de la raillerie. Il promène sur le monde moderne un regard étonné et faussement candide : on rencontre ainsi un maire invalidé, chef de file du Parti des Réactionnaires de droite, qui cède sa place à son épouse : une galerie britannique plus excentrique que ses artistes : un philosophe à la mode auteur de best-sellers à l’eau de rose : un couple de femmes en attente d’un enfant cloné… Gressier tend un miroir à notre époque et contemple le reflet.

On sort de ce roman revigoré et heureux.

François Busnel.