Dernier article paru dans la revue du pays d’Estrées (printemps 2021)

Mais où sont les « cafés » d’antan ?
Commerce ou art de vivre en Valois et Pays d’Estrées

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Toute ivresse tenue à distance, cette « tournée des cafés » à laquelle nous conviait le précédent numéro de la Revue du Pays d’Estrées peut paraître comme l’évocation d’un monde déserté aujourd’hui au profit des supermarchés, ces villes hors de la ville. Le « café » d’autrefois a fait place à la cafétéria des haltes d’autoroutes tandis que les salles polyvalentes prennent le relais de la « salle de danse » ou des tables pour noces et banquets.

       La carte postale, témoin palpable, nous rappelle l’existence de ces lointains « cafés » où une antique cafetière tenait lieu de percolateur. Quel qu’en fût leur breuvage mêlé de chicorée, on nommera malgré tout « cafés » ces boutiques à tout faire réparties tant en Beauvaisis que dans une Ile-de-France qu’on croit née de la tour du Louvre mais qui l’est aussi bien – et d’abord, semble-t-il – de celle d’un Béthisy.

        Mais qui dorénavant, historien ou poète, évoquera de son mieux ces commerces de village à l’heure des « grandes surfaces » ? On ne les appelait « cafés » que par une convention, comme ces lieux qu’au Texas on nommait les « saloons » en hommage, veut-on croire, aux salons d’une vieille France où l’esprit tenait lieu de colt pour châtier les fake news.

       Au cœur du vingtième siècle encore, on  disait « chez « Untel » dans une Oise agricole où les derniers attelages faisaient place aux tracteurs. Ces boutiques à tout faire : épiceries, boulangeries, merceries ou maisons de la presse assuraient les services de base. L’auto pour tous n’était qu’un luxe à venir, inaccessible encore à l’ouvrier des champs ou au bourgeois modeste qui revenait au pays en train pour y jouir de quelque héritage. Sans quitter la commune, on y trouvait le pain frais qui se vendait au poids, pareillement les lentilles, sans abus d’emballage, pas très loin des sabots ou des espadrilles comme du papier à lettre avec lignes pour guider la plume. Un docteur venu du chef-lieu faisait halte à la caisse pour savoir qui était malade, et la sonnerie stridente du téléphone public situé près du billard, suspendait les conversations. Téléphone réservé aux seuls appels utiles, trop souvent aux tristes nouvelles. 

       Dans ces cafés d’antan, autant par intérêt que par un souci vrai de répondre aux besoins des gens, les patrons et leur proche famille, levés tôt, couchés tard, aidés s’il le fallait, d’une bonne et d’un mitron, se voulaient marchands de vin, charbonniers ou pompistes. En carriole puis en camionnette, on faisait la tournée du pain dans des communes de plaine qui ne disposaient d’aucun commerce et n’avaient pour lieu de rencontre qu’une  église romane ou gothique ouverte aux enterrements.

       Et celui qui écrit ces lignes, médusé d’avoir tant vécu, se rappelle avoir vu, enfant, l’un de ces cafés à l’œuvre. Ils allaient vers leur chant du cygne mais, jugés grâce au recul, ils apparaissent comme l’embryon du « centre commercial ». Ils pouvaient faire fonction d’hôtels ou de maisons de la culture, étape du voyageur avec chambres à l’étage et toilettes dans une cour obscure où un chien aboyait. Un piano mécanique datant d’avant les guerres sommeillait sous les combles. Et, d’une semaine à l’autre, un cinéaste itinérant s’emparait de la salle de danse pour y montrer des films en noir et blanc précédés d’un documentaire ou, pour faire bonne mesure, d’un lot d’actualités plus ou moins retardées où les menaces de guerre froide avaient pris le temps de tiédir. Si le film s’enrayait, on rallumait la salle. Alors, d’un banc à l’autre reprenaient les propos amorcés avec ceux qu’on avait rencontrés suivant le même chemin, éclairés par une pile Wonder.

       Et Marie-Gabrielle, qui est notre cousine, se rappelle avoir bien connu le « café » de ses grands-parents, proche de l’église de Chevrières. Mieux qu’un simple bistrot, cette maison Lignereux-Dadot était d’abord une boulangerie dont on devine la vitrine encore. Rendez-vous à tout faire qui devint stratégique en 1914 quand le propriétaire, mobilisé sur place, accueillait les soldats au repos. C’était aux heures anxieuses, quand l’avancée allemande empiétait sur l’est de l’Oise. La salle de danse au rez-de-chaussée recevait les blessés qu’amenaient des ambulances. L’autre salle du premier étage, prévue pour les banquets faisait fonction de dortoir.

       Au cœur de l’inquiétude, des amitiés naissaient. Des poilus de Saint-Brieuc, campaient à Chevrières où les mères, semble-t-il, profitant d’une convalescence ou d’une brève permission, pouvaient à la sauvette embrasser leur garçon. Ces mêmes femmes, la paix revenue, inviteraient la famille du café de Chevrières à leur rendre visite au petit port du Légué où elles-mêmes avaient leur commerce. Ainsi jusqu’à l’exode de 1940 où une autre invasion allemande pousserait les gens de l’Oise jusqu’à ces Côtes du Nord – aujourd’hui Côtes d’Armor – où l’on mangeait du crabe arrosé par un cidre vert servi dans des « bolées ».

       Les familles d’aujourd’hui s’étonneront moyennement de ces sortes de va et vient précurseurs du tourisme. Au point où nous en sommes, les cafés d’autrefois semblent avoir disparu bien qu’on les devine encore derrière leurs volets clos. Au recto des vieilles cartes postales montrant leur devanture, les clients de passage comme les enfants curieux qui posaient pour le photographe ont passé leur chemin. Au moment où s’écrivent ces lignes, les trottoirs sont déserts. Sur une route sans nids de poules ni crottin de cheval, des bolides roulent sans frein au mépris des ralentisseurs.

James Gressier

 

Nota bene : d’autres articles rédigés dans le même esprit sont disponibles dans le recueil intitulé « Le Mal-Pensant » publié par La Galipote. Périodique auvergnat auquel James Gressier collabore.